Carnet de voyagePhilippe RABAGNAC Carnet de voyage
Texte extrait du carnet de l'expédition
hivernale au Canada "Rivières Blanches".

Trans-canadienne


VENDREDI 2 FÉVRIER 1996 - 8h30

Cela fait maintenant déjà deux heures que nous roulons et nos sièges sont toujours raides et glacés.

Le soleil, à présent levé, caresse de ses rayons obliques le sommet des épinettes et la surface plane de quelques grandes étendues neigeuses. C'est très beau et limpide comme un premier matin. Ma pensée, poussée par ces images, s'envole subitement vers quelques Verrièrois, amateurs de neiges fraîches, qui seraient, je n'en doute pas, ici comme des rois.

Par endroits (assez souvent d'ailleurs) la route est entièrement couverte d'une épaisse couche de glace. À 90 km/h, interdiction d'accélérer ou de freiner promptement. Nous ne sommes pas très à l'aise, même s'il est vrai que nos deux tonnes et quelques, quand les roues décrochent, glissent parfaitement dans l'axe de la route. Les camions eux ne se posent pas trop de questions, ils foncent à... 120 km/h. L'essentiel, c'est de ne jamais s'arrêter. (...)

16h40

La route glacée, toute droite jusqu'à l'horizon ; une bordure blanche immaculée de chaque côté ; deux murs rectilignes d'épinettes compactes et poudrées ; le ciel bleu, pur, sans un nuage et le soleil qui filtre à travers le givre des glaces latérales. "Mythique", comme aurait dit Bruno Guesnon, un de mes coéquipiers de l'expédition "Natakham". Expédition en canoë dans cette même immense forêt boréale, il y a un an et demi. Un an et demi déjà... ou seulement. À vrai dire, en pénétrant dans cette forêt, la notion de temps s'incurve dans mon esprit. Je ne sais plus très bien si ma dernière équipée sauvage, ici, date d'hier ou remonte dans les profondeurs insondables du temps. C'est peut-être dû au fait que cet espace boisé, qui commence à m'être familier, est à la fois le même et aussi tout autre sur sa face hivernale. C'est, pour moi, presque un nouveau pays que nous traversons, un nouveau continent, un nouveau rêve qui se concrétise, avec quelque part cet étrange sentiment de "déjà vécu" qui flotte dans l'air pur : mélange de souvenirs d'autres saisons et de lectures anciennes.

Cette route est vraiment magique, et des images fugitives, laissées dans ma mémoire par un Jack London ou un James-Oliver Curwood, se glissent prestement à travers les branches des épinettes chargées de neige, comme pour me souhaiter la bienvenue, m'accueillir. La voiture, sans que je m'en rende compte, s'est lentement dématérialisée et les kilos de bagages effondrés ne me pèsent plus. Mes yeux, mes pensées et tout mon être survolent cette route, aussi libres et légers que l'esprit d'un vieux chaman indien. (...)

Philippe Rabagnac