Carnet de voyagePhilippe RABAGNAC Carnet de voyage
Texte extrait du carnet de l'expédition
hivernale au Canada "Rivières Blanches".

Au-dessus de la forêt gelée


DIMANCHE 4 FÉVRIER 1996 - 14h15

Les sacs pour les déposes sont tous emballés dans deux grandes bâches de plastique bleu et nous pouvons partir. Il est déjà un peu tard pour l'avion et Ben ne sait pas si nous pourrons faire les deux dépôts aujourd'hui. Le soleil, absent toute la matinée, est maintenant de retour et, comme annoncé par la météo hier soir, le temps est au redoux : – 23°C. Engoncés dans nos gros vêtements d'hiver, Ben et moi nous glissons tant bien que mal dans le petit Cessna, bouclons nos ceintures, enfilons nos casques et effectuons les tests micros d'usage.

"Ne t'inquiète pas, me dit Ben, si ta porte s'ouvre pendant le vol, le vent, dû à la vitesse de l'avion, l'empêchera de s'ouvrir complètement et tu devrais pouvoir la refermer assez facilement"... (!)

Le temps de vérifier les instruments, de faire chauffer le moteur et c'est parti. D'abord doucement, les skis de l'avion filent à la surface du lac et la carlingue vibre de partout, alors que nous glissons de plus en plus vite sur les rides gelées. J'ai le souvenir de décollages impressionnants en hydravion, les flotteurs s'arrachant péniblement de l'eau l'un après l'autre. Je me cramponne, attendant le moment où nos patins délaisseront la glace pour l'air. Le moteur gronde de plus en plus fort et soudain je vois le sol s'éloigner doucement sous nos ailes. L'air est tellement pur et dense que nous avons décollé comme une plume, sans que je m'en rende compte. (...)

Entre deux photos, je sers de copilote à Ben, lui indiquant, d'après la carte, très peu précise, la direction à suivre. C'est beaucoup plus facile que je ne l'imaginais ; les lacs blancs découpant très nettement leurs silhouettes sur le manteau sombre de la forêt. Bientôt, nous repérons Knox Lake, où nous allons faire notre premier dépôt. Nous le survolons complètement une fois pour observer les lieux, puis Ben vient placer l'avion face au vent et après quelques centaines de mètres, nous nous posons sur la neige presque aussi doucement que nous avions décollé.

L'avion raccourcit l'espace et dérègle les pendules naturelles. Il nous a fallus à peine une demie heure pour arriver sur ce lac que nous n'atteindrons à pied qu'après une semaine de progression.

Une fois le moteur stoppé, le silence reprend possession des lieux. Seules nos traces troublent la surface immaculée de la neige, dessinant deux grandes courbes parallèles, signes éphémères du passage de l'homme civilisé dans ce monde désert et sauvage. (...)

Philippe Rabagnac